Louis-Antoine de Bourbon-Condé
Feet_______Jude Law
- Titre ou métier :duc d’Enghien, prince du sang de la Maison de Bourbon, conspirateur au service de Sa Majesté le Roi
- État social : aristocrate émigré
- Origines : Française, né à Chantilly, province de Bourgogne
«Souviens-toi des jours passés »[justify]
Versailles, avril 1772. La famille royale de France était secouée par un remarquable scandale, qui faisait l’objet de tous toutes les commérages au sein d’une cour qui excelle à colporter le rumeur. Il y a quelques semaines, le prince Louis V de Condé, l’un des personnages les plus riches et les plus puissants du royaume, avait organisé l’union de son fils unique Louis Henri, duc de Bourbon, avec Bathilde, fille du duc d’Orléans. La fiancée, âgée de vingt ans, poursuivant encore son éducation dans un couvent parisien, il fut décidé que la cérémonie de mariage n’aurait lieu que plus tard.
Mais le jeune duc de Bourbon, de six ans plus jeune que sa fiancée, ne l’avait pas entendu de cette oreille. Ayant pénétré par surprise le couvent, l’impulsif duc enleva sa fiancée et s’enfuit avec elle à Chantilly, sur le domaine familial. L’affaire fut colportée de bouches à oreilles dans tout Paris et le prince de Condé, furieux que l’honneur familial soit ainsi atteint, se jurait déjà de punir son fils en lui confisquant son titre. Toutefois, Louis Henri avait déjà profité de sa victoire, et la princesse d’Orléans se retrouva bientôt enceinte. Les persiflages cessèrent bientôt lorsque, le 13 avril 1772, venait au monde au château de Chantilly Louis Antoine Charles Joseph de Bourbon, immédiatement titré « duc d’Enghien ». Le nouveau-né, robuste et en bonne santé, fit la joie de toute la famille, en particulier du prince de Condé son grand-père. Le mariage de ses parents légitima Louis Antoine, qui devint le filleul du roi Louis XVI.
Les années passèrent, et les relations entre les parents de Louis Antoine ne cessèrent de se dégrader. En grandissant, le duc de Bourbon s’affirmait comme un personnage dépravé, fort enclins aux plaisirs : toute la cour se gaussait de ses frasques avec des courtisanes de luxes, parfois même des filles du peuple. Occupé à courir de corps en corps, de maîtresses en maîtresses, Louis Henri, ne s’intéressait que fort peu à sa femme, et encore moins à son jeune fils. De plus il s’adonnait avec passion au jeu, et pour combler ses dettes, n’hésitait pas à puiser dans les revenus de sa femme. Les disputes éclataient entre le couple de plus en plus fréquemment, sous les yeux du jeune Louis Antoine qui ne comprenait pas l’origine d’une telle mésentente. Il avait l’amour de sa mère, mais il souffrait beaucoup de l’indifférence de son père. Ce sentiment d’abandon grandissait au fond de lui, créant un vide difficile à combler.
Exaspérée par l’attitude de son époux, Bathilde d’Orléans choisit de se venger d’une manière originale. En 1781, elle fit jouer à la cour de Versailles une pièce de théâtre écrite de sa main, où elle ridiculisait le duc de Bourbon, le présentant comme un débauché inculte et imbu de lui-même. La pièce eut un succès considérable, mais comme on pouvait s’y attendre, le principal intéressé prit très mal la chose. Furieux, Louis Henri assigna à résidence surveillée son épouse et lui interdit de revoir son fils. Nombreux furent ceux à s’indigner d’un tel traitement, et Louis XVI, parrain de l’enfant, chercha lui-même à intervenir. Mais le duc de Bourbon resta intraitable, et Louis Antoine ne put revoir sa mère. Cette décision cruelle et injuste aggrava les blessures intérieures du jeune garçon, privé de mère à l’age de huit ans. Lui qui était toujours joyeux étant petit arbora désormais un air triste et mélancolique, et ne se sentait aucune confiance en lui, pour que son père puisse ainsi le rejeter.
Heureusement, le jeune duc d’Enghien devait trouver un père de substitution en la personne… de son grand-père. Louis V de Condé avait assisté d’abord avec indignation, puis avec horreur au comportement scandaleux de son fils Louis Henri. Pour ce descendant de Saint Louis imprégné d’honneur et de principes, il était naturel de recueillir son petit-fils abandonné. Le prince de Condé prit donc sous son aile Louis Antoine, l’installant au château familial près de Chantilly. Le duc d’Enghien y reçut une éducation soignée, dispensée par un ami de son grand-père, l’abbé Millot. Bientôt il sut parler l’allemand, le grec et le latin, il connaissait la poésie et la littérature, les mathématiques et l’astronomie, et s’intéressa de très près à l’Histoire de France. C’est ainsi qu’on le retrouvait souvent plongé dans les ouvrages anciens de la bibliothèque familiale, et le précepteur encouragea l’érudition de son élève. Mais la véritable passion de Louis Antoine, c’était l’équitation. Il avait apprit par lui-même comment dresser un cheval, en usant à la fois de fermeté et de douceur, et presque tous les jours il caracolait sur des lieues autour des vastes domaines familiaux. Le prince de Condé, vieillissant, sentait son cœur se gonfler de fierté à la vue de ce petit-fils qui lui ressemblait tant. Un jours que tous deux exploraient à cheval les plaines autour de Chantilly, il lui dit d’un ton sérieux :
-Regardez ces paysages, ces champs, ces forêts… Un jour, tout cela sera à vous. Prenez-en soin, n’en cédez jamais la moindre parcelle. Et n’oubliez jamais que le sang de Saint Louis coule dans vos veines. Soyez bon chrétien, et préservez toute ta votre l’honneur des Condé.Louis Antoine écoutait avec admiration son grand-père lui prodiguer ces sages conseils. Puis son regard se porta de nouveau vers la campagne comtoise, et à son tour il se sentit prit d’admiration et de fierté pour ces terres qui lui appartiendraient. Ces paysages pittoresques symbolisaient également la tradition immuable auxquelles la famille de Condé avait toujours été très attachée ; dès ce jour-là, Louis se jura de rester à jamais fidèle à ses principes.
Malgré tout, Louis Antoine approchait bientôt des quinze ans, et il restait toujours introverti : en dehors de son grand-père et de son précepteur, il lui était toujours difficile de se lier avec quelqu'un, et il était mal à l’aise dans des conversations avec des étrangers. Car au fond de lui la marque du mépris paternel ne s’était jamais refermée ; Louis Antoine manquait de confiance en lui, et il avait toujours peur que les autres ne le prennent de haut et l’ignorent comme son père le faisait. Le prince de Condé jugea qu’il était temps que son petit-fils se frotte au monde. En juin 1787, il saisit le prétexte de la réunion des princes du sang pour se rendre à Versailles, accompagné du duc d’Enghien. Du jour au lendemain, Louis Antoine se retrouva plongé dans le tourbillon de la vie de Cour. D’abord sur la réserve, il s’habitua et commença même à prendre goût aux bals, aux réceptions, aux mondanités qui rythmaient la vie à la cour de France. Dans cet univers si différent du château de Chantilly où il avait grandit, il fit la connaissance de la famille royale, et se lia d’amitié avec ses jeunes cousins, fils du comte d’Artois : le duc d’Angoulême et le duc de Berry. Louis Antoine s’attira rapidement la sympathie des membres de la Cour : aimable, cultivé, ouvert, distingué, il avait la conversation agréable et savait se mêler aux rires et aux divertissements. Petit à petit, le fantôme de son enfance triste et solitaire s’éloignait. Mais il souffrait toujours des rumeurs colportées sur son père : le bruit courait que le duc de Bourbon poursuivait ses frasques amoureuses de manière fort peu discrète, et qu’il avait même eut deux filles naturelles d’un actrice parisiennes. Par peur de raviver des souvenirs douloureux, Louis Antoine refusa toujours de faire la connaissance de ses demi-sœurs, de même qu’il ne chercha pas à rencontrer son père.
La vie s’écoulait paisiblement à la cour, les jours se suivaient presque sans différences. Mais au dehors, les évènements se précipitaient : la crise économique conjuguée à la contestation sociale força le roi Louis XVI à convoquer les Etats Généraux. Bientôt la situation se retrouva bloquée, et l’impensable se produisit : les députés du Tiers Etats se constituèrent en Assemblée Nationale. Toujours pénétré de principes conservateurs, le prince de Condé s’inquiétait de ces évènements soudains qui renversaient des siècles d’ordre établi. Son petit-fils partageait son avis, et l’atmosphère à la cour devint de plus en plus tendue : tous les aristocrates et membres de la famille royale s’inquiétaient pour l’avenir. Les fêtes et les bals se poursuivaient, mais sans la joie et l’insouciance d’autrefois. D’aucun commençaient même à parler d’ »émigration », en attendant que le roi reprenne le contrôle de la situation.
Un soir que Louis Antoine se joignait à une réception organisée par le comte d’Artois, il remarqua parmi les invités une jeune femme d’une vingtaine d’années environs, portant une simple robe bleu azur, qui assistait discrètement à une partie de carte. Le duc d’Enghien ne put détacher les yeux de ce visage serein, au joues roses et au nez légèrement arqué, à la bouche fine et aux yeux vert profond. Elle dut se sentir observé, car elle leva la tête, faisant onduler sa chevelure brune et bouclée, et son regard croisa celui de Louis Antoine. Le jeune homme ne s’était par rendu compte qu’il la dévorait des yeux, et soudain il en eut honte. La mystérieuse jeune femme lui adressa un sourire amical, avant de se replonger dans la partie de carte.
Louis Antoine était abasourdi : jamais une femme n’avait attiré son regard ainsi. De plus, il sentait quelque-chose d’étrange qui se passait en lui : son cœur battait plus vite, ses joues s’étaient empourprées, et une étrange bonne humeur l’habitait. Espérant que cela ferait passer son malaise, il se dirigea vers le buffet et se servit un large verre d’eau glacée. C’est alors qu’il vit venir vers lui son cousin, le comte d’Artois, frère du roi. L’organisateur de la réception affichait un sourire complice, le sourire d’un séducteur à qui les femmes n’avaient aucun secret. A coup sur, il n’avait rien perdu de la scène. Le comte se pencha vers le duc d’Enghien et lui murmura :
-Beau choix, mon cousin. Charlotte de Rochefort, nièce du cardinal de Rohan. Elle a rejoint la cour il y a deux ans, après avoir été élevée chez les Capucins. Mais ne la voit guère souvent fréquenter les réceptions, on dit qu’elle préfère s’adonner à l’équitation ou à la prière. Louis Antoine sentit son cœur battre à tout rompre : Mademoiselle de Rochefort partageait sa passion pour les chevaux ! Mais comme pour modérer son ardeur, le comte d’Artois poursuivit.
-Soyez discret et restez patient : plusieurs prétendants dévoués se sont déjà fait éconduire. Elle sera présente à la soirée de vendredi organisée chez le prince de Conti. Je vous souhaite bonne chance. Sur ces mots le comte d’Artois adressa un dernier sourire d’encouragement au duc d’Enghien, avant de se fondre telle une ombre dans la masse de ses invités. Les pensées se bousculaient dans la tête de Louis Antoine : que devait-il faire ? Finalement, il décida d’aller à la soirée chez Conti, où il trouverait l’occasion de parler à Mademoiselle de Rochefort. Il devait avant tout faire sa connaissance, évoquer leur intérêt commun pour l’équitation.
Mais il n’en eut pas le temps. Le lendemain même, une nouvelle effroyable parvenait à la Cour : le peuple déchaîné s’était emparé de la Bastille. Le gouverneur, monsieur De Launay, avait été décapité, et on disait que sa tête était promenée dans tout Paris. Un vent de panique souffla sur la famille royale, et de nombreux princes du sang se préparèrent à partir. Le prince de Condé ne fit pas exception, et, ayant rassemblé ses affaires, ses valets ainsi que de coquettes sommes permettant de subvenir à ses besoins, il prit du jour au lendemain la route de l’exil. Il était accompagné de son fils le duc de Bourbon, revenu en hâte de province, et du duc d’Enghien. Traumatisé par les évènements, ce dernier en oublia Charlotte de Rochefort. Il ne songeait plus qu’à l’horreur qui s’abattait sur le royaume, et comprenait la nécessité de quitter la France pour échapper à cette populace sanguinaire.
Les Condés parvinrent après une semaine de voyage à Coblence, où se rassemblaient les émigrés. Le duc d’Enghien y retrouva la famille d’Artois, notamment ses cousins de Berry et d’Angoulême. Bientôt, face aux évènements tragiques qui se précipitaient de l’autre coté de la frontière, les aristocrates exilés décidèrent de former une armé sous la férule du prince de Condé. Bouillant d’impatience à l’idée de combattre cette abominable Révolution, Louis Antoine insista auprès de son grand-père pour être intégré à la nouvelle Armé de Condé. Ce dernier finit par accepter presque à contre-cœur, tant il tenait à son petit-fils, et, se souvenant de sa vocation équestre, lui confia une compagnie de hussards avec le grade de capitaine. A peine âgé de vingt ans lorsque la guerre éclata entre la France révolutionnaire et le puissance coalisées, le jeune duc d’Enghien fut de tous les combats de l’Armée des Emigrés. On le vit à la bataille de Wissembourg, au Siège de Quiberon… son comportement valeureux et ses qualités de meneurs d’homme lui attirèrent l’admiration des émigrés. Louis s’était engagé de tout son être dans la cause royaliste, d’autant plus que des affreuses nouvelles parvenaient de France : les révolutionnaires avaient exécutés Louis XVI, parrain du duc d’Enghien, et chaque jour la lame de la guillotine ôtait des vies par dizaines. La colère et le désir de justice l’habitaient, et on le vit un jour déclarer :
-Nous, les émigrés, avons plus le droit d’habiter notre patrie que ces hommes qui chaque jour la font rétrograder jusqu’à la barbarie !Mais les années passèrent, les Révolutionnaires finirent par reprendre l’avantage sur les puissances coalisées. Devenue inutile, l’armée de Condé finit par être dissoute à l’instigation des Autrichiens, et les immigrés se dispersèrent à travers l’Europe. Désœuvré, démoralisé, presque sans le sous, Louis-Antoine élut domicile au château d’Ettenheim dans le magraviat de Bade, tandis que son père et son grand-père s’installaient à Londres. Le duc d’Enghien n’acceptait pas de rester impuissant contre la France révolutionnaire, et il préférait rester près de la frontière française pour pouvoir jouer un rôle dans une éventuelle offensive des coalisés. C’est ainsi qu’il garda des contacts avec les émigrés installés dans la région, et se tenait sans cesse informés de ce qui se passait au-delà de la frontière. Il reçut bientôt une pension de l’Electeur de Wurtemberg, qui lui permit de vivre dans un certain confort et de s’adonner à ses deux passions : l’équitation et la lecture d’ouvrages anciens…
Après six ans de cette existence paisible, le destin du duc d’Enghien devait basculer un peu dimanche d’août 1805. Après un après-midi de cavalcade sous un soleil de plomb, Louis-Antoine rentrait à son manoir, pressé de retrouver la fraîcheur de l’intérieur. Mais en s’approchant il aperçut, immobile au centre de la cour d’entrée, un fiacre noir comme la nuit, tiré par quatre chevaux immobiles et silencieux. Le duc d’Enghien fronça les sourcils : les rares visites qu’il recevaient étaient celles des émigrés installés à Ettenheim, et ils venaient à pied. Qui pourrait donc s’arreter dans un manoir isolé aux confins de la Bade. Son instinct lui intima de se méfier ; il n’était pas impossible que des groupes d’interventions du Premier Consul (qui avait eut le front de se proclamer empereur) ne viole la frontière pour éliminer l’un des plus notoires ennemis de la Révolution. Le duc porta la main au pommeau de sa rapière, qui ne le quittait jamais depuis son service dans l’Armée de Condé, et avança vers la porte d’entrée, méfiant.
Il avait à peine franchit le perron qu’il vit venir à sa rencontre Bernard, ancien laquais de son grand-père désormais à son service. L’homme prit la parole d’un ton calme, comme si tout était pour le mieux :
-Votre Excellence, ce fiacre appartient à quelqu'un se disant de votre connaissance qui est arrivé il y a bientôt une heure. J’ai cru bon d’installer cette personne dans le salon de réception avant votre retour.La méfiance de Louis Antoine commençait à s’apaiser, mais pas complètement. Il s’avança à travers les couloirs de son manoir, le bruit de ses bottes résonant sur le carrelage. Il ne tenait pas à garder son approche discrète pour le nouvel arrivant. Il déboucha enfin sur la salle de réception, se retrouvant face à l’inconnu. Et là… il se crut frappé par la foudre.
Devant lui se tenait, assise paisible sur un fauteuil modèle Louis XV en cuir rouge, tenant à la main un livre finement relié, Charlotte de Rohan-Rochefort. Immédiatement la jeune femme referma son livre et leva la tête vers le duc. Presque quinze ans s’étaient écoulés depuis leur première et unique rencontre, et pourtant elle ne semblait pas avoir vieilli, tant son visage irradiait de confiance et de beauté. Toujours abasourdi par cette arrivée soudaine, Louis Antoine sentit remonter cette douce chaleur qu’il n’avait pas connu depuis des années, en même temps que cet horrible sentiment de malaise. Il avait conscience qu’il restait droit comme un piquet sans rien dire, et il en avait honte, mais il ne parvenait pas à articuler un mot. Ce fut Charlotte qui prit la parole, en arborant un doux sourire :
-Bien le bonjour, monsieur le duc. Je suis désolée si je vous importune, mais je remontais vers Francfort, après avoir rendu visite à mon oncle qui réside près de chez vous, et j’ai cru bon de vous rendre visite. Certes ne nous ne nous sommes jamais adressé la parole, mais j’ai tant entendu parler de vos exploits à la guerre et vanter vos vertus autour de moi que je pensais depuis longtemps à vous revoir.Louis Antoine sortit enfin de sa paralysie. Il espérait que si Charlotte avait perçu son trouble, ce qui semblait être le cas, elle ne se sentit pas gênée à son tour.
-Mais… vous ne m’importunez pas le moins du monde, mademoiselle de Rochefort. Il est rare que je reçoive des visites ces temps-ci, et la visite d’une belle demoiselle me fait fort plaisir.Charlotte sourit au compliment, elle sembla même rougir légèrement, mais Louis se demanda s’il n’avait pas été maladroit. Comme il se maudissait de n’avoir jamais voulu s’instruire de l’attitude d’avoir avec les femmes ! Il lui fallait à présent se rattraper. C’est alors que, prit d’une impulsion subite, il demanda :
-Mademoiselle, accepteriez-vous de partager mon dîner ce soir ? le soleil ne va pas tarder à disparaître, et les routes ne sont pas sures de nuit ces temps-ci. Bernard pourrait vous aménager les chambres d’invités, pour vous et votre cocher.
-Bien volontiers ! Vous me conterez vos prouesses au combat que tout le monde vante tant !-Je vous laisse prendre vos aises, puisque vous resterez ici pour ce soir. Vous m’excuserez, il me faut régler quelques affaires à l’extérieur.Dieu comme ces choses arrivent vite, se dit Louis Antoine. Son esprit fonctionnait à toute vitesse, le voilà qu’il se retrouvait nez à nez avec la seule femme qu’il eut jamais aimer ! Car il savait désormais quel était le sentiment oppressant et mystérieux qui le saisissait à la simple vue de Charlotte de Rohan-Rochefort : l’amour. C’était cet amour qui l’avait poussé à précipiter les choses et à lui proposer de rester pour ce soir. Désormais, il ne pourrait plus reculer.
Le fameux dîner eut lieu trois heures plus tard, alors que la nuit étendait son ombre noire sur toute la ville d’Ettenheim. Les deux jeunes gens se trouvèrent l’un en face de l’autre sur une table bien garnie de mets délicats, que Louis Antoine avait ressorti de ses réserves pour l’occasion. La conversation s’engagea tout d’abord sur la guerre et sur les conditions parfois difficiles dans lesquels les émigrés étaient forcés de vivre : on disait qu’à Hambourg, des baronnes s’étaient faites blanchisseuses ! Bientôt ils se mirent à parler de sujet moins difficile; Louis Antoine évoqua sa passion pour l’équitation et son goût de la littérature antique, et Charlotte avoua s’intéresser beaucoup à ces choses-là. La conversation prenait un tour fort agréable, la découverte de l’un de l’autre était pour chacun des deux jeunes gens une expérience inédite. Leurs regards ne cessaient de se croiser puis de se détourner, gênés, et le duc d’Enghien s’enhardit. Il en vint à proposer à son invitée de rester quelques jours encore au manoir.
Cette fois Charlotte parut vraiment mal à l’aise. Dans le milieu de noblesse puritaine dont elle était issue, il était inconvenant qu’un homme et une femme non mariés passent la nuit sous le même toit. Mais Louis Antoine crut déceler un sourire mal dissimulé sur son beau visage, et il le prit pour un encouragement.
-A vrai dire, une affaire d’importance me ramenait à Munich, et ma mère pourrait s’inquiéter de mon absence. Ce n’est pas qu’il me déplait de rester en votre compagnie, mais… je pourrais peut-être rester une deuxième nuit chez vous, mais guère plus.-Peu importe, je suis déjà bien heureux d’avoir de la compagnie pour ce soir. Si vous choisissez de rester pour demain, je vous ferai avec plaisir visiter le domaine, et surtout ces jardins à l’anglaise que Bernard s’efforce d’entretenir. Peut-être même pourrais-je inviter à souper le baron Naundorff, qui habite la propriété voisine. Il est d’excellente conversation, et serait ravi de faire votre connaissance.
Charlotte garda son impénétrable sourire, et plongea ses yeux verts cristallins dans ceux du duc, qui crut sentir son cœur défaillir. Puis elle annonça qu’il lui fallait se coucher à présent. Elle se leva, faisant onduler sa magnifique chevelure, salua Louis Antoine et disparut dans les méandres du couloir, laissant ce dernier en proie à une étrange exaltation. L’idée que cette jeune femme ait accepté de rester au moins une journée chez lui, qui lui était parut irréalisable quelques minutes plus tôt, s’était réalisée avec une extraordinaire facilité.
Tout absorbé par ses sentiments, le duc ne vit pas Bernard approcher. Son serviteur déposa délicatement une lettre sur la table :
-Monsieur, une lettre de son excellence le prince de Condé. Immédiatement, Louis Antoine redescendit sur terre. Il regarda la lettre ; effectivement, il y reconnaissait le sceau de son grand-père. Ayant remercié son serviteur qui s’éclipsa discrètement, il s’empressa de l’ouvrir et de la déplier. La lettre était beaucoup plus grande qu’il n’y paraissait, le prince de Condé avait noirci à la main des dizaines et des dizaines de lignes. Le contenu devait être d’importance capitale.
Au contraire de la plupart des membres de la famille royale, qui conspiraient désormais à Paris, Louis V de Condé résidait toujours à Londres, pour maintenir le contact avec les coalisés et garder un œil sur les émigrés exilés. Malgré ses soixante-dix ans passés, le prince était un vieux lion qui n’avait pas perdu toutes ses griffes : infatigable, il correspondait avec l’Europe entière et ravivait de partout la haine de Bonaparte et le soutien à la Monarchie. Impatient de voir ce qu’on attendait de lui, Louis d’Enghien en oublia sa précédente conversation avec Charlotte pour se plonger dans la lecture.
« Mon cher petit-fils,
Les temps sont bien durs pour notre camps. A Londres, la bourgeoisie commerçante s’inquiète du blocus continental décidé par l’Usurpateur, certains vont même jusqu’à demander au roi George la paix. Parmi les nôtres, nombreux sont ceux qui se montrent sensible aux promesses d’amnisties de Bonaparte, et qui rentrent en France pour se mettre à son service. La méfiance et le complot, agités par les espions de l’Usurpateur, règnent partout autour de moi. Je ne peux même plus me fier à mon propre fils, qui s’affiche sans vergogne aux bras de femmes de mauvaise vie irlandaises et se désintéresse totalement de notre cause.
Le cœur de Louis Antoine se serra à la mention des débauches de son père, le duc de Bourbon. Mais il se replongea bien attentivement dans la lecture.
« En vérité, je ne peux plus compter que sur vous pour venir à l’aide de Sa Majesté. Le roi et nos cousins d’Artois disposent encore de fort peu de soutiens à Paris, la venue d’un prince aussi loyal et vertueux que vous ne pourrait que renforcer notre camp. Je répugne à vous faire entreprendre un voyage aussi périlleux, mais je vous le répète, vous êtes sûrement le seul à qui je peux me fier avec certitude. De plus je sais votre hâte de combattre l’Usurpateur ; sachez que l’on peut défendre les intérêts de la France autrement que sur les champs de bataille, et qu’il nous est encore possible de faire tomber le Monstre sans verser une goutte de sang. Mettez-vous au service du Roi et soutenez-le du mieux que vous pouvez dans toutes ses entreprises.
En premier lieu, vous vous rendrez près de la frontière française un peu au Nord d’Ettenheim. Vous devrez y trouver un fiacre affrété par notre cousin de Conti ; je l’ai mis au courant de l’affaire, il accepte de vous héberger pour une nuit avant de vous amener jusqu’à Paris. Là-bas, il vous faudra vous rendre à la cathédrale Notre-Dame, de nuit de préférence pour ne pas vous faire repérer. Vous y retrouverez un de nos sympathisant, une jeune personne qui vous attendra au pied de l’autel. Vous pourrez la reconnaître au mouchoir blanc fleurdelysé qu’elle affichera en votre présence. Cette personne saura vous abriter et vous mettre en contact avec nos cousins d’Artois.
Il ne me reste plus qu’à prier pour que Dieu soit avec vous, et n’oubliez pas que l’avenir de la France se joue en ces temps troublés.
Bonnes chance,
Louis cinquième du nom, prince de Bourbon-Condé
Fait à Londres, le 18 septembre 1805. »
A la lecture de cette lettre, mille questions assaillirent Louis Antoine. Comment le prince de Conti (un membre éloigné de la famille royale qui s’était officiellement rallié au régime de Bonaparte, tout en servant la cause des émigrés) allait-il le faire voyager jusqu’à Paris sans risquer de tomber sur les redoutables policiers de l’Usurpateur ? Comment pourrait-il servir la cause du roi, lui qui ne connaissait rien à l’univers des complots ? Et surtout qui était cet inconnue qu’il devrait retrouver à la cathédrale Notre-Dame ?
Quoi qu’il en soit, il ne pouvait rester plus longtemps à Ettenheim : il lui fallait désormais partir en mission. A l’anxiété de risquer sa vie en territoire français se mêlait l’excitation de reprendre enfin du service pour le compte de la Monarchie. Il se leva immédiatement de son fauteuil et fit appeler son domestique.
-Bernard, je serais absent pour une durée indéterminée. Préparez une valise contenant le strict minimum tels que mes effets personnels, je pars dès cette nuit.
-Mais… que dois-je dire à mademoiselle de Rochefort ?L’enthousiasme de Louis Antoine s’effondra face à cette juste remarque. Entièrement préoccupé par cette expédition, il n’avait pas songé un seul instant à Charlotte. Qu’allait-elle devenir, elle qui avait accepté de rester à Ettenheim pour lui ? Le cœur du duc d’Enghien se serra à la pensée qu’il devrait quitter sa bien-aimée. Mais il n’avait pas le choix.
-Dites-lui… dites-lui la vérité. A savoir que le service de sa Majesté m’appelle, qu’il me faut partir, peut-être pour un an. Dites-lui qu’elle peut rester au manoir autant qu’il lui plaira, mais qu’elle ne cherche surtout pas à me suivre. Prenez soin du domaine, Bernard. Et prenez soin d’elle.Le vieux domestique afficha un regard compatissant pour son maître, puis s’éclipsa pour accomplir sa tâche. Louis Antoine s’affala dans son fauteuil : comme les évènements se précipitaient ! Hier encore, il n’était qu’un dandy insouciant qui profitait de ce que la vie lui offrait. Aujourd’hui, il était un homme déchiré entre son amour et son devoir qui l’appelait. Il avait fait le choix du devoir, et désormais il ne pourrait plus reculer. Il allait se rendre à Paris comme prévu, et prendre une part active au complot contre l’Usurpateur. La Marche de l’Histoire ne laisse pas de place aux sentiments…